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dimanche 2 octobre 2016

Un acte codé dans un registre de baptêmes en 1617 à Gannat (Allier)...

Article mis à jour le 27 décembre 2018.

Au départ, une simple recherche généalogique...

Il y a quelques semaines, j'avais décidé de partir à la recherche de mes ancêtres auvergnats. Pour cela, direction les archives numérisées des Archives Départementales de l'Allier où je me suis plongée dans les registres d'état civil puis paroissiaux de diverses communes de l'Allier.

Quelques semaines plus tard, j'avais réussi à remonter mon arbre généalogique jusqu'au début du XVIIe siècle. La recherche devenant plus difficile, j'ai alors pris le parti de consulter intégralement le registre qui m'intéressait pour la paroisse Sainte-Croix de la commune de Gannat : le GG 16, qui couvre les baptêmes pour la période 1615-1622. Alors que je tournais virtuellement les pages une par une, mes yeux parcourant rapidement les actes, focalisés sur le nom recherché, mon regard s'est subitement arrêté sur des lignes étranges composées à la fois de lettres et de chiffres. Mais qu'est-ce donc ?!
Acte codé Archives départementales de l'Allier (Gannat)
Vue d'ensemble (© Archives Départementales de l'Allier).
Détail (© Archives Départementales de l'Allier).

Concentrée sur la recherche de mes ancêtres, j'ai alors effectué une capture d'écran, me promettant de revenir très vite sur ces lignes surprenantes et intrigantes. Ce fut chose faite ce dimanche 26 septembre.

... qui se transforme en enquête policière !

Ce jour-là, j'ouvre de nouveau le fichier, observe ces lignes étranges et en conclut qu'il s'agit d'un acte codé. Avant toute chose, je me mets à chercher des infos relatives aux actes codés sur le web, en vain (avis aux généalogistes blogueurs, ce serait super d'écrire un article sur ce sujet !). Pleine d'incertitudes, je décide alors de publier la photo sur Twitter, réseau social où les généalogistes, historiens, professeurs, etc., sont très actifs, pour savoir si je suis sur la bonne piste, c'est-à-dire est-ce que ce type d'acte est fréquent ou non dans les registres ? Je remercie au passage toutes les personnes qui ont retweeté mon message ou qui m'ont proposé des hypothèses.
Visiblement, ma photo intrigue énormément, mais personne ne semble avoir déjà vu cela ! Au départ, voici les différentes hypothèses qui se présentaient à moi, mêlant à la fois le prérequis de l'existence d'un code ou non, qui pourraient expliquer la présence de ces lignes étranges :
  • Comptes de la paroisse.
  • Registre passé entre les mains d'un écolier qui s'est amusé.
  • Essai de plume.
  • Récrimination du prêtre envers sa hiérarchie.
  • Mention d'un événement grave (meurtre, suicide, accident...).
  • Mention en lien avec le protestantisme.

Un code !

Sachant que le papier était cher à l'époque, que les registres paroissiaux n'étaient pas en accès libre, que l'illettrisme était monnaie courante et que des registres paroissiaux ont été tenus par les pasteurs entre 1559 et 1685, seule une hypothèse me semble alors tenir la route, mais elle me semble dingue... celle d'un acte codé en raison de la gravité des faits. Plusieurs indices me laissent en effet croire en l'existence d'un code. C'est alors qu'Éric, un ami informaticien, @RemiMathis, historien et conservateur à la Bibliothèque Nationale de France, et deux généalogistes, @PellePioche et @SophiePUGIN, se sont manifestés, les deux premiers me proposant un début de clé de décryptage, les autres se lançant avec moi dans le déchiffrement !

Tout en répondant aux uns et aux autres, j'ai commencé par partir du postulat que le premier mot était certainement la traduction de "Aujourd'hui" et que la lettre ou chiffre le plus fréquent correspondait à la lettre la plus utilisée de l'alphabet, le "e" en l'occurrence. Grâce à ces deux hypothèses, l'acte a été déchiffré.
Des interrogations demeurent, car nous sommes au début du XVIIe siècle et l'orthographe était parfois un peu aléatoire. En outre, certains mots ne s'écrivaient alors pas de la même manière qu'aujourd'hui et, enfin, le code n'a pas été respecté stricto sensu, certaines lettres étant parfois encodées et parfois non ! D'ailleurs, je me demande comment la personne qui a encodé cet acte s'y est prise : avait-elle un brouillon à part où était noté le code ? L'a-t-elle fait de tête ? L'inscription a-t-elle été faite dans la précipitation ou bien au calme ? En tout cas, voici le surprenant résultat obtenu :
Aujourd'huy 2eme jeun 1617 sept trouve monsieur testu more6 dedans son puis et a este enterre le 14eme jouy faict le dict jour et an que desus
J Tourrauld
Depuis, un généalogiste, Gérard Panisset, m'a soumis une nouvelle transcription de l'acte (son commentaire est visible à la fin de l'article). Celle-ci me semble plus proche de la réalité, d'une part car le délai entre la découverte du corps et son inhumation est plus courte, d'autre part parce qu'on possède ainsi le nom complet de la personne décédée comme il était coutume de l'indiquer (dans ma transcription le prénom manquait :
Aujourdhuy 11 jeun 1617 Sept trouve monsieur Lois Moret dedans son puis et aiste enterre le 14° jeun faict ledict jour et an que dessus
À la lecture des lignes déchiffrées, j'en suis restée bouche bée et très émue. Car ces quelques lignes datant de 1617 relatent un événement grave, celle d'une mort étrange...

Autre élément étrange (merci à mon cousin Xavier de me l'avoir rappelé !) : sur la page de droite, juste en vis-à-vis, en dessous des signatures d'un autre acte, on identifie une mention courte caractérisée par une encre et une écriture similaire à l'acte codé, ainsi que par une absence de signature. En outre, on identifie le mot "quatorzième" qui fait écho au "14" de l'acte codé ! Ce qui tendrait à faire penser à une note ajoutée en lien avec l'acte codé, mais inscrite en page de droite puisque l'espace manquait sur celle de gauche.
Mon cousin Xavier et @feuilledardoise (voir son commentaire) m'ont proposé chacun de leur côté une transcription très proche, que je reprends tout en y mêlant ma propre transcription :
et la quatorzieme a este
enterre vers la chache (?) auprès du logis des poules
Acte codé
Mention figurant en page de droite (© Archives Départementales de l'Allier).
Pour l'instant, impossible de définir le lieu d'inhumation. Ni la carte de Cassini ni le Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle de Frédéric Godefroy (1880-1895) [merci @feuilledardoise] ne m'ont permis d'identifier un quelconque lieu.
Toutefois, le lieu précis d'inhumation est très rarement précisé dans un acte de sépulture. Le fait que l'endroit soit ici précisé nous démontre le caractère atypique de la situation et nous permet de supposer que l'inhumation n'a pas eu lieu à l'endroit habituel (cimetière, église). Cependant, même si l'inhumation n'a pas eu lieu à l'endroit habituel, le choix du lieu n'a pas été fait au hasard ; la logique voudrait qu'il se trouve proche du cimetière ou de l'église mais, symboliquement, en dehors.

Récemment, mon cousin a émis une nouvelle hypothèse : le mot "chache" pourrait être une transcription phonétique (ou prononciation à l'ancienne) de "châsse" ou bien, par déformation, de "châssis" (dans le sens de structure). Or, en 1617, il y a bien une châsse, celle de Sainte-Procule, qui se trouve dans l'église Sainte-Croix, au niveau du grand autel (voir images plus bas, paragraphe consacré aux protagonistes). Elle ne sera déplacée qu'en 1621. Cet homme a donc peut-être été inhumé à proximité de la châsse de sainte Procule, donc de l'église Sainte-Croix dont l'ancien cimetière, détruit à la Révolution, se trouvait au nord-est de l'édifice.

[MAJ du 27 décembre 2018] Via son club de généalogie, mon cousin m'a proposé une nouvelle hypothèse : le mot "chache" pourrait se référer à la "chasse", qui correspond à une partie du terrain de jeu de paume. Et au début du XVIIe siècle, le jeu de paume est un sport très populaire. Alors cet homme a-t-il été inhumé à proximité d'un terrain de jeu de paume ? C'est tout à fait envisageable !

[MAJ du 13 juin 2020] Dans l'ouvrage Jeux, sports et divertissements au Moyen Âge et à l'Âge classique : Actes du 116e Congrès national des sociétés savantes, Section d'histoire médiévale et de philologie (Chambéry, 1991), j'ai trouvé un extrait très intéressant puisqu'il y est question du lieu où l'on jouait au jeu de paume à Gannat : l'espace était situé "contre le mur intérieur de l'enceinte de la ville, sur une place près de la porte d'Orient".

Extrait : Jeux, sports et divertissements au Moyen Âge et à l'Âge classique

Immédiatement, je me suis lancée dans des recherches sur le web, dans les livres et dans tous les registres de la paroisse Sainte-Croix de la commune de Gannat de ce début du XVIIe siècle, tout en continuant de répondre aux twittos. Tout cela pour en savoir plus sur les actes codés, le suicide au début du XVIIe siècle et sur les protagonistes de cette histoire...

Un acte codé, pourquoi ?

Un code plus ou moins complexe
L'acte codé ne semble pas très fréquent. Seule @mireillepaille4 m'a signalé en avoir déjà vu dans le registre BMS 1656-1701 de Bellenaves (Allier). Évidemment, je me suis plongée de suite dans ledit registre et j'ai découvert cet acte :
Acte partiellement codé, Bellenaves
Acte partiellement codé, Bellenaves (© Archives Départementales de l'Allier).
Il s'agit d'un acte partiellement codé et assez simple à déchiffrer puisque seuls les prénoms et noms ainsi que  le mot "illégitime" sont codés et seules les voyelles sont masquées et, en outre, elles sont codées suivant leur ordre d'apparition dans l'alphabet. La seule incertitude réside sur la bonne lecture des chiffres (problème de graphie) et sur la bonne écriture des noms, mais une petite recherche généalogique devrait résoudre le problème. Cela pourrait donner cela :
Marie Desiasis fille illégitime de François et de Gilberte Girou
Ainsi, ces deux exemples montrent qu'un acte pouvait être partiellement ou intégralement codé et parfois écrit à l'envers comme nous le verrons plus loin, mais toujours pour des raisons considérées comme graves à l'époque, en l'occurrence une naissance illégitime ou bien un suicide. En effet, en cas d'accident ou de meurtre, le mort et sa famille ne risquaient rien. En revanche, il n'en allait pas de même en cas de suicide comme nous le verrons plus loin.
Bien souvent, un code simple suffisait car il ne faut pas oublier que la majorité de la population était alors illettrée ou insuffisamment instruite pour être capable de lire un acte et de repérer la présence d'une suite de mots sans aucun sens au premier abord. Alors, dans ces conditions, identifier et déchiffrer des lignes codées était quasi une mission impossible.

Un bref historique des registres paroissiaux
Ordonnance de Villers-Cotterêts
Ordonnance de Villers-Cotterêts
(Archives Nationales).
Dans cas, pourquoi enregistrer une naissance illégitime ou un décès douteux ? Ne valait-il pas mieux alors taire ces faits ?
Ce serait oublier François Ier et sa fameuse ordonnance de Villers-Cotterêts du 15 août 1539.
Même si, avant 1589, des ordonnances épiscopales avaient déjà ordonné aux prêtres de tenir des registres paroissiaux, c'est avec l'ordonnance de Villers-Cotterêts qu'ont été promulguées les premières instructions gouvernementales sur l'état civil, instaurant la création des registres paroissiaux. Au départ, seuls les baptêmes ont été enregistrés et parfois les actes de sépultures des clercs. Il s'agit alors de s'assurer de manière certaine que les candidats à un bénéfice ecclésiastique sont effectivement majeurs.

Il faut attendre l'ordonnance de Blois en 1579 (sous le règne d'Henri III) pour que les curés commencent à systématiquement enregistrer les mariages et les sépultures. Au fil du temps, divers édits fixeront les mentions obligatoires devant apparaître dans les actes dont ceux de sépultures qui nous intéressent ici. Par exemple, l'ordonnance de Saint-Germain-en-Laye de 1667 impose que l'acte indique le jour du décès et qu'il soit signé par "deux des plus proches parents ou amis qui auront assisté au convoi".

Dans tous les cas, jusqu'en 1667, ces registres n'ont été tenus qu'en un seul exemplaire dans la grande majorité des cas et souvent conservés par le curé dans leurs sacristies et non déposés chaque année au greffe du bailliage ou de la sénéchaussée comme le prévoyait l'ordonnance de Villers-Cotterêts. Le code Louis de 1667 impose la tenue d'une double collection de registres (dont un exemplaire doit être déposé au greffe du juge royal) et cherche à uniformiser la tenue des registres. Jusqu'à la Révolution, ce sont donc les curés qui sont légalement chargés d'enregistrer baptêmes, mariages et sépultures (BMS) sur ces registres dits registres paroissiaux.

Du courage et de la prudence...
Ainsi, en 1617, il était encore possible de dissimuler un suicide sans trop de difficulté puisque les registres étaient encore tenus en un seul exemplaire et conservés par le curé de la paroisse.
En outre, ce rapide historique des registres paroissiaux nous permet de supposer que les registres de sépultures existaient en 1617 à Gannat. Toutefois, le premier registre des sépultures numérisé pour la paroisse Sainte-Croix de Gannat date de 1626. Soit les registres antérieurs n'ont pas été numérisés, soit ils ont disparu, soit ils n'ont jamais existé. Il faut que je me renseigne auprès des Archives Départementales de l'Allier sur ce point, mais j'aurais tendance à penser que ce registre de sépultures existe ou a probablement existé, car s'il n'avait jamais existé pour la paroisse Sainte-Croix, "J Tourrauld" n'aurait eu aucun intérêt à mentionner un fait aussi grave dans un registre de baptêmes, il l'aurait tout simplement passé sous silence. Simple erreur ou volonté délibérée, "J Tourrauld" a enregistré cet acte de décès et de sépulture dans un registre de baptêmes. Vu les circonstances, je pense plutôt qu'il s'est probablement retrouvé face à l'obligation de mentionner l'événement et qu'il a préféré jouer la prudence en enregistrant l'acte dans un autre registre que celui approprié et à une date antérieure, comme nous le verrons plus loin, afin de mieux le camoufler et protéger ainsi le suicidé et sa famille.

Mais cela ne suffisait pas. Le registre était certes conservé en un seul exemplaire dans la sacristie, mais encore fallait-il qu'aucune personne lettrée n'eût subitement besoin de consulter le registre à une date antérieure... d'où l'utilisation d'un code laissant apparaître quelques lettres pouvant induire en erreur une personne qui passe très vite sur les actes.

Le suicide, un crime contre Dieu...
Au Moyen Âge, le terme "suicide" n'existait pas ; on employait alors l'expression "meurtre de soi-même"... Meurtre, tout est dit dans ce mot : justice civile et justice ecclésiastique considèrent alors le suicide comme un crime abominable, une insulte envers Dieu, une victoire du Diable. Aussi les répercussions sur le mort et sa famille étaient considérables : confiscations des biens du suicidé, châtiment public infligé au corps du suicidé (cadavre traîné sur la claie, pendu par les pieds, brûlé ou jeté à la voirie) et privation de sépulture chrétienne. Parfois, les juges pouvaient faire preuve d'indulgence en fonction des circonstances (folie, par exemple) et de la situation familiale.
Les exemples de tourments infligés aux corps des suicidés sont nombreux, je ne vous en citerai que trois, issus du livre de Georges Minois (voir bibliographie) :
  • Une ordonnance de la municipalité de Lille, du XIIIe siècle, prévoit que "le cadavre [du suicidé] soit traîné jusqu'à la potence puis pendu s'il s'agit d'un homme, brûlé si c'est une femme".
  • "À Metz, le cadavre est sorti de la maison par un orifice creusé sous le seuil : on l'enferme dans un tonneau qu'on jette au fleuve, avec un écriteau demandant de le laisser dériver".
  • "Dans certaines régions d'Allemagne, le cadavre, traîné sur la claie, est pendu enchaîné et laissé à pourrir sur place. Le plus souvent, le corps est en position inversée, traîné et pendu la tête en bas."
La pendaison, la noyade et la précipitation sont les moyens les plus couramment utilisés pour se suicider. Sous l'Ancien Régime, les mentions de morts accidentelles, notamment par noyade, sont assez fréquentes dans les actes paroissiaux, même si, dans bien des cas, il reste souvent impossible d'établir la part de vérité : accident ou suicide ? En effet, se noyer dans la rivière n'est pas forcément un suicide, car peu de gens savaient nager à l'époque et certaines activités ou certains métiers se pratiquaient au bord de la rivière. En revanche, la mention de noyade dans un puits est alors couramment utilisée pour camoufler un suicide. Et parfois avec la complicité du curé. Georges Minois cite l'exemple au XVIIIe siècle d'un suicide maquillé en assassinat par la famille, laquelle "persuade le curé de Saint-Sulpice-de-Vallains de procéder à l'inhumation comme s'il s'agissait d'un accident, ou plutôt d'un assassinat." Dans ce cas précis, l'enquête a révélé "que les parents, ayant trouvé le corps [de Jean-François Battais] à la maison, l'ont frappé à coups de levier et de bâton pour faire croire à un meurtre, puis sont allés le rependre dans les bois"... Georges Minois n'indique pas ce qu'il est advenu de la famille et du curé complice...

À partir du XVIe siècle, les humanistes se mettent à réfléchir sur l'héritage des Anciens qui leur offre une tout autre image de la mort volontaire (Lucrèce, Caton d'Utique, Sénèque...). Parallèlement, face à la répression judiciaire et religieuse, la communauté rurale commence à s'opposer au fait que ces actes publics jettent l'opprobre sur des familles entières par la faute d'un des leurs et que la confiscation des biens réduise les héritiers innocents à la pauvreté. Les progrès de l'individualisme à partir de la Renaissance contribuent à personnaliser les responsabilités morales et à rejeter les châtiments collectifs. Cependant, pour les catholiques comme pour les luthériens, les calvinistes et les anglicans, le suicide reste un acte diabolique et le pire de tous les péchés. Mais ce sujet est de plus en plus abordé à travers la littérature, le théâtre, la philosophie, l'histoire et l'art... jusqu'au fameux "Être ou ne pas être" d'Hamlet en 1600.

Au XVIIe siècle, en pleine réforme religieuse, protestantisme et réforme catholique mènent en fait le même combat, celui d'une reprise en main de la culture, destinée à redonner des fondements stables aux sociétés européennes ébranlées par les doutes, les expériences et les hypothèses de la Renaissance. Face à cette fermeté, l'attitude des juristes est plus souple, car beaucoup plus sensibles à l'évolution des sciences, de la philosophie et des moeurs. Même si le principe de condamnation du meurtre de soi-même est maintenu, les juristes tendent à exclure de toute sanction pénale les cas de suicide dus à une affection psycho-physiologique et abandonnent l'explication diabolique. Georges Minois donne un exemple flagrant qui s'est déroulé en 1664, rapporté par le jurisconsulte Desmaisons :
"Une paysanne des terres du chapitre d'Auxerre se suicide ; sa famille fait croire à l'accident et obtient du juge la permission d'inhumer dans un coin du cimetière. Les chanoines, soupçonnant l'irrégularité, portent l'affaire devant l'official de la justice épiscopale, « pour avoir lieu de s'emparer du bien de cette femme au préjudice de six enfants mineurs qu'elle laissait », explique Desmaisons. L'official déclare le cimetière pollué et lance la procédure de condamnation. Le chapitre proclame pour sa part qu'il compatit à la misère des enfants, mais qu'un suicide est un suicide et ne doit jamais être toléré. La famille fait appel devant le Parlement, qui lui donne raison."
Cependant, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, l'attitude répressive domine, qui entretient la peur du suicide dans les campagnes. Mais ce phénomène est différemment appréhendé à partir de la seconde moitié du siècle : les formulations judiciaires – telles que le "meurtre de soi-même" – s'estompent alors pour faire place au néologisme "suicide", venu d'Angleterre.
La répression – quand elle a lieu – connaît un recul à partir de la seconde moitié du siècle. Dominique Godineau (voir bibliographie) insiste sur la "décorporalisation" de la peine : le corps des suicidés n'est plus supplicié dans la rue, la confiscation des biens est réduite au strict minimum et l'essentiel du châtiment se focalise sur la damnation mémorielle.
Cette évolution trouve un premier achèvement sous la Révolution lorsque le suicide est dépénalisé de façon "silencieuse". C'est par l'adoption du Code pénal (1791), supprimant l'Ordonnance criminelle, que le suicide n'est plus considéré comme un crime. Et le Directoire réaffirme dans le Code des délits et des peines (1795) que la mort éteint toute poursuite.

Les protagonistes et la date

Cet acte de 1617 indique deux noms : "monsieur Lois Moret" et J. Tourrauld.

Monsieur Lois Moret
Initialement, ma première hypothèse se basait sur cette transcription : "monsieur Teslu", avec des variantes possibles : Teslu ? Testu ? Leslu ? Lestu ? J'avais alors commencé à parcourir les registres antérieurs et postérieurs à l'événement de cette paroisse et je n'avais trouvé que la mention de personnes s'appelant Testu, parfois écrit avec des variantes comme cela était souvent le cas alors. Aucune trace de Teslu, Leslu ou Lestu.
Suite au message de Gérard Panisset, il est fort probable qu'il s'agisse en réalité de "monsieur Lois Moret". Le prénom Loïs est dérivé du prénom Louis. Loïs est donc apparenté à l'illustre prénom royal, mais ce prénom ne semble se répandre qu'à partir du XVe siècle. Je n'en sais pour l'instant pas davantage sur cet homme.

Deuxième interrogation : pourquoi l'appeler "monsieur" alors que les actes citent habituellement le prénom et le nom de la personne considérée ? Mystère !

J. Tourrauld
Si l'on suit scrupuleusement le code, on obtient la signature DLUARRUOT J. Quel nom ! Mais si l'on regarde les autres actes du registre pour l'année 1617, on remarque que la plupart des actes étaient signés "Tourrauld" ou "Tourraud" comme le montre cette photo :
Signature "Tourrauld" ou "Tourraud"
(© Archives Départementales de l'Allier).
Ainsi, l'homme qui a écrit cet acte crypté a signé en codant son nom à l'envers, preuve qu'il prenait certainement de gros risques pour agir ainsi.
Qui était ce J. Tourrauld qui signait la plupart des actes mais pas tous ? Il ne pouvait pas être le curé de la paroisse Sainte-Croix, puisqu'il s'appelait Étienne Ronchaud.
Liste des curés de Gannat
Liste des curés de Gannat (© segalou, Geneanet).

En faisant quelques recherches plus approfondies, j'ai fini par trouver notre J. Tourrauld mentionné dans deux ouvrages et à plusieurs reprises :
Ces deux ouvrages peuvent être téléchargés gratuitement, le premier sur Gallica, le second sur Google Livres. Ils relatent tous deux une procession qui a eu lieu le 2 mai 1621 de l'église Sainte-Croix à la chapelle de Sainte-Procule et à laquelle participèrent toutes les personnalités religieuses de la ville et même de la région, dont notre J. Tourrauld !
Son nom n'est pas toujours orthographié de la même manière, et ceci au sein même de l'ouvrage, mais cette pratique était courante à l'époque : Jean Tourreaud, Jean Touraud, Jean Tourraud... L'homme qui a codé l'acte était donc un prêtre de la paroisse Sainte-Croix de Gannat !
Livre Histoire de sainte Procule et de son culte
Page 210 de Histoire de sainte Procule et de son culte.
Livre Tablettes historiques de l'Auvergne
Page 174 de Tablettes historiques de l'Auvergne.

La date
Autre zone d'ombre, le mois du décès et de la sépulture. La transcription de l'acte n'est pas très claire pour moi ; je m'interroge notamment sur la présence de ce "sept" après la mention 1617. L'emplacement de ce mot et la présence de points entre les mots de la première ligne, tous en relation avec la date, me donnent à penser qu'il s'agit de l'abréviation de "septembre" sauf que je n'ai jamais vu cette abréviation dans les actes et qu'habituellement on utilise plutôt l'abréviation "7bre", mais bien plus tard. Pourtant il serait étonnant que le prêtre ait omis de mentionner le mois...
@CyrilleGirard85 émet l'hypothèse selon laquelle "Jeun" = "Juin" et "sept trouve" = "s'est trouve", qui me semble plausible et à laquelle j'aurais tendance à me rallier ! Mon cousin Xavier émet la même hypothèse d'ailleurs... Mais le mystère demeure puisque l'écriture de ce même mot est ensuite différente : "J258" / "Jouy". Cependant, je me souviens avoir vu il n'y a pas très longtemps un acte ou le "n" ressemblait énormément à un "y" et, dès lors, on pourrait avoir ""Joun"... on ne serait plus très loin de "Juin".
En tout cas, l'acte est placé entre un acte du 17 janvier 1617 et un acte du 25 janvier 1617, donc aucun rapport avec les informations données par l'acte qui se situe un 11 pour le décès et un 14 pour l'enterrement. Après vérification, le registre comporte plusieurs pages où l'acte aurait pu tout aussi bien être inscrit, mais le prêtre l'a volontairement noté là. Pourquoi ? Le fait de placer cet acte ainsi en tout début d'année lui a peut-être permis de le dissimuler davantage puisque l'année s'était déjà bien écoulée (si l'hypothèse de "juin" tient la route...).


Conclusion

Au début du XVIIe siècle, le suicide était encore considéré comme un acte abominable et les conséquences sur le suicidé et sa famille étaient considérables. Aussi, en 1617, le prêtre Jean Tourraud a-t-il pris tous les risques pour épargner ce monsieur Lois Moret et sa famille. En codant cet acte, en le plaçant dans un autre registre que celui prévu et à une autre date, ce prêtre plein de courage et d'humanité a permis à monsieur Moret de recevoir une sépulture chrétienne et a évité à sa famille l'opprobre et la misère.

Je ne suis ni historienne ni généalogiste, mais j'ai essayé de m'appuyer le plus possible sur les faits. Cependant, cet article pourra bien entendu être remanié si des découvertes sont réalisées par la suite ou si des historiens ou des généalogistes m'apportent des précisions. Je remercie tous les twittos qui ont relayé mon tweet ou apporté des hypothèses et, en particulier, @PellePioche et @SophiePUGIN.

En tout cas, cette découverte m'a vraiment émue et me confirme s'il en était besoin que la généalogie réserve souvent de sacrées surprises et nous permet de vraiment vivre l'histoire au plus près de nos ancêtres...

Sources :
  • Archives Départementales de l'Allier.
  • Georges Minois, Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, Fayard, 1995.
  • Jean-Claude Schmitt, "Le Suicide au Moyen Âge", Annales, Économie, Sociétés, Civilisations, volume 31, numéro 1, pages 3-28, 1976.
  • Philippe Ariès, L'Homme devant la mort, Seuil, 1977.
  • Dominique Godineau, S'abréger les jours. Le suicide en France au XVIIIe siècle, Armand Colin, 2012.
  • Armelle Mestre, Suicide et société rurale. La mort volontaire au XVIIIe siècle en Eure et en Eure-et-Loir, 2013 (thèse École des Chartes).
  • Les actes insolites des registres d'état civil (site web)
  • Feuilles d'ardoise (blog généalogique) : "X comme CODE SECRET ou les baptêmes codés des enfants illégitimes"

Eglise Sainte-Croix de Gannat
Église Sainte-Croix en 1915, Gannat (©depoissy, Geneanet).

9 commentaires:

  1. Bonjour,

    Intéressant article.

    J'ai une autre hypothèse au sujet de cet acte qui se trouve dans le registre de baptême.
    Vous évoquez la peine infligée à Lille aux suicidés au XIIIe siècle mais l'attitude de la justice a changée ensuite. Il suffit de consulter le registre des sentences criminelles de la châtellenie de Lille :

    A.M.Lille 12123 affaire 629 du 17/11/1761 DSCF8361
    Le conseiller avocat du roi contre le cadavre de Jean Baptiste François DUPRELLE accusé de suicide.
    Dument atteint et convaincu de s'être défait comme homicide de soi-même s'étant pendu par le col ayant un mouchoir de soie passé dans un nœud coulant et fortement lié à un autre mouchoir en bleu qui entourait une poutrelle de son cachot.
    Condamné à ce que sa mémoire demeurera condamnée et supprimée à perpétuité et son cadavre attaché par l'exécuteur de la haute justice au derrière d'une charrette et trainé sur une claye la tête en bas et la face contre terre par les rues de cette ville jusqu'à la grande place où il sera pendu par les pieds à une potence pendant deux heures puis conduit aux fourches patibulaires de cette ville en confisquant ses biens au profit de sa majesté et condamné aux frais du procès.

    Dans ce même registre on trouve des condamnations concernant des duels :

    A.M.Lille 12123 affaire 693 du 11/08/1774 DSCF8397
    Deux officiers au régiment royal Comtois
    Le 20 avril dernier vers 10h de matin sont allés à ¼ de lieu de la Porte St Maurice à LILLE sur une piedsente vers le cabaret du "Romarin de Sy" pour se battre en duel avec un autre officier du même régiment duquel il a reçu un coup d'épée dont il fut tué.
    Le défunt est condamné à avoir sa mémoire éteinte, supprimée et condamné à perpétuité, ses biens confisqués au profit de sa majesté sauf à en payer l'équivalent des 2/3 conformément aux édits concernant les duels.
    L'autre officier, contumace, est condamné à être étranglé sur la place de Lille, une effigie portant son jugement attachée à la potence et ses biens confisqués sauf rachat des 2/3.

    Le duel est une forme de suicide puisqu'il n'y a pas de légitimité à l'acte, même pas un acte de défense. Dans les deux cas la condamnation est "sa mémoire demeurera condamnée et supprimée à perpétuité". Autrement dit on fait comme si la personne n'avait jamais existé. J'ai constaté cela dans des actes notariés du XVIIIe sans la région parisienne où le père de l'intéressé est déclaré "inconnu DUPONT" ce qui est faut puisque le père est connu, présent au baptême, au mariage de son fils puis déclaré "inconnu" parce qu'il est mort en duel entre deux.
    On supprime donc l'existence de la personne suicidée et il est logique que cette suppression soit inscrite dans un registre de baptêmes. Il n'a pas rejoint le Père, il est anéanti.

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  2. Bonsoir Christophe,

    Merci pour toutes ces précisions très intéressantes !

    L'évolution du regard porté par la justice civile sur le suicide a été lente, différente suivant les régions et les individus. La justice civile a commencé à prendre en considération certains faits relevant d'une atteinte physiologique ou psychique (folie) lors de ses jugements, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle a abandonné toutes les poursuites et les sanctions. En effet, comme vous le soulignez, les châtiments corporels infligés aux corps des suicidés se poursuivent au XVIIIe siècle, surtout dans les campagnes. Parmi les cas présentés par George Minois, il en est un semblable à celui que vous citez, qui s'est déroulé en 1775 dans le village des Escures, en Bretagne : suppression de la mémoire, châtiments infligés au corps du suicidé, confiscation de ses biens.
    La suppression de la mémoire qui trouve son origine dans la "damnatio memoriae" antique est une hypothèse intéressante. Mais dans ce cas, pourquoi le prêtre aurait-il inscrit le nom de la personne ? Car la damnatio memoriae consiste justement à supprimer toute mention de la personne et donc en premier lieu son nom. Et pourquoi aurait-il pris la peine de coder entièrement l'acte et de coder à l'envers son nom ?

    Concernant le duel, Georges Minois le considère effectivement comme un possible substitut du suicide : "le canon 19 de la 25e session du concile de trente l'interdit et refuse l'inhumation des duellistes en terre chrétienne, parce qu'on y risque l'homicide, de soi ou de l'adversaire, et la mort sans préparation". L'auteur émet également l'hypothèse "qu'une bonne partie des milliers de morts en duel des XVIe et XVIIe siècles ont probablement utilisé cette méthode comme un dérivatif du suicide, façon plus élégante, plus noble, de se tuer."

    Voilà, le mystère demeure, mais toutes ces hypothèses sont passionnantes !

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  3. Bonjour,
    -Je comprends votre émotion à la découverte de cet acte puisque cela m'est arrivé également. Tout cela paraît à première vue incroyable !
    Je me permets donc de signaler mon article sur ce sujet, concernant des actes de baptêmes d'enfants illégitimes codés.
    https://feuillesdardoise.wordpress.com/2015/06/27/x-comme-code-secret-2/

    - La mention ajoutée et non codée pourrait se lire ainsi : "Et le quatorzieme a esté enterré soubz (barré) vers la chaches(?) auprès du logis des poules". Ce qui signifierait une inhumation en dehors de la terre consacrée et confirmerait le suicide...

    - Ne pensez-vous pas qu'il s'agisse du mois de janvier et non de juin ? Ainsi tout correspondrait parfaitement et l'acte serait à sa place finalement ? (Petite remarque : Votre article est daté du 21 octobre 2016... Est-ce un code ?)

    En tout cas merci pour cette belle découverte !

    Françoise

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  4. Je me suis régalée avec cet article passionnant ! Bravo et merci !

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  5. Merci Claire pour votre sympathique message ! Je vais mettre à jour la liste des liens des sites que je consulte fréquemment car je passe beaucoup de temps sur les blogs généalogiques, dont le vôtre ;-)

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  6. Bonsoir Françoise ! Merci pour votre message qui va me permettre d'actualiser mon article, car mon cousin a lui aussi une transcription très proche de la vôtre. En revanche, comme vous pourrez le lire, je penche davantage vers une sépulture chrétienne...
    Votre article est vraiment passionnant ! Je vais mettre à jour la liste des liens des blogs que je consulte, car je passe pas mal de temps sur les blogs généalogiques, où les articles sont de grande qualité... à l'image du vôtre !
    Quant à mon article postdaté, contrairement au prêtre Tourraud, j'ai voulu qu'il puisse facilement être trouvé par internautes :-) En réalité, mon site est basé sur la mise en ligne des romans historiques à leur date de parution pour que les internautes aient un bon repère chronologique. Et comme j'annonce souvent les titres à l'avance, j'ai souvent des articles postdatés.

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  7. Merci pour le lien.
    Je vais moi aussi actualiser mon article en mentionnant le vôtre, qui apporte des informations très enrichissantes sur un sujet fascinant !
    Bonne continuation dans vos investigations.
    Françoise

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  8. Votre acte codé se lit : "Aujourdhuy 11 jeun 1617 Sept trouve monsieur Lois Moret dedans son puis et aiste enterre le 14° jeun faict ledict jour et an que dessus" .... Jeun est pour juin

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    1. Merci beaucoup Gérard pour cette transcription, je vais corriger mon article avec cette mise à jour !

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